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Noyade Mécanique

Depuis sa collaboration avec Dive, l'artiste parisienne Françoise Duvivier a acquis une fameuse réputation avec ses collages morbides. Originaux, très personnels, et d'une noirceur vertigineuse, ils illustrent parfaitement le courant musical industriel-bruitiste dans ce qu'il a de plus extrême et de plus désespéré... Entretien avec une artiste en marge.
Propos recueillis par John Sellekaers.


“Mes collages ne sont qu'en noir, gris, et blanc; et ce blanc ne peut être que maculé par la salissure.”

-Noyade Mécanique : ART...

-Françoise Duvivier:
J'ai commencé à exposer mon travail en 1978 dans les salons parisiens et autres, mais pour moi, cet engagement visuel date depuis que je suis de ce monde. 1978 marque plutôt l'étape d'une rupture de contrat avec le monde officiel de l'art. Ce fut l'étape d'une révision de toute notre culture artistique telle qu'on nous l'impose dans notre éducation. Toute cette culture m'apparaît comme un énorme mensonge, une duperie. C'est un système qui nous éduque à apprécier des notions de beauté et de valeur pour la plupart fausses et éculées. Mon art ne plaisait pas, et je ne me sentais pas en osmose avec ce milieu, et cette rupture m'a amené à “repenser” tout. A l'époque, j'aurais été capable de quitter l'art par dégoût et par nausée, mais j'ai pensé qu'on pouvait entrer en art pour mieux l'attaquer dans ses fondements... Et tous ces fondements reposent sur ce romantisme dérisoire, ces grands idéaux et hommages aux grands hommes, “génies-dieux”, des fondements qui embaument et putréfient toute la société officielle de l'art... Et tout cela me fait prendre conscience que le “vécu”, celui “intense” ne peut pas exister sous cette couche niaise de mièvrerie et d'hypocrisie. Tout le grand art n'est qu'un monde de concessions où l'artiste s'enterre et ne fait que s'avilir d'avantage, ceci jusqu'à sa mort, couronné, célébré, parce qu'il a accepté la concession, celle de n'avoir su rester un “rebelle”.
Trop de choses de ce système artistique nous ont étouffé la vie, ses émotions fortes, sa “barbaque”, et qui paraissent “indécentes” pour les bureaucrates de l'art.
Je considère mon travail comme une rébellion, un refus révolté et conscient d'une société qui “se dit” saine et en bonne santé - je veux dire que la vie, c'est autre chose; quelque chose de plus “fort”, de plus “intense”, de plus vertigineux, d'effroyable, de bouleversant, qui fait peur et nous prend à la gorge. Et c'est tout cela que je désire exprimer à travers mes images.
Vers cette époque, la rencontre avec les musiques nouvelles a été pour moi déterminante; il y a eu ce revirement, ce rejet de l'art visuel pour choisir plutôt la force et l'intensité de cette sensibilité auditive. A l'époque, j'écoutais intensément Monte Cazazza, Test Département, Coil, Current 93, Nurse With Wound, Einsturzende Neubauten, Zev, TG, Psychic TV, Esplendor Geometrico... Ces musiques m'arrivaient comme des déflagrations, des bombardements, des sensations de violence extrême, qui me faisaient me rendre compte que tout cela exprimait justement ce que je cherchais à dire : le vécu intense, démembré et bouleversant; ce vertige des sons et des sens, cette violence et folie de l'irrationnel, de la non-convenance. Je pensais souvent à cette phrase de E.M. Cioran : “Nous avons été portés aux rangs de l'irrémédiable, nous sommes matière transportée de douleur, viande hurlante, squelette rongé par les cris, et même, nos silences ne sont encore que des plaintes étouffées”.
Des grands panneaux picturaux que je faisais jusqu'en 1980, j'ai rompu pour me tourner vers le collage en noir et blanc. Cela m'est alors apparu comme la sensibilité la plus adéquate. Depuis 1985, j'ai rejeté la couleur. L'obscurité, le noir profond me sont apparus comme l'expression véridique de ce monde et de notre monstruosité. Le NOIR, couleur du sang séché, des brûlures et des cendres du désastre d'un holocauste nucléaire, LA NUIT. Le noir comme peut l'être la descente au fond de notre inconscient. L'OBSCURITÉ. Le monde sans la fausse et perfide lumière de toutes les religions bâtardes et décadentes qui le guident et l'infectent.
Voilà pourquoi mes collages ne sont qu'en noir, gris, et blanc; et ce blanc ne peut être que maculé par la salissure.>
-Noyade Mécanique : DIFFUSION...

-Françoise Duvivier:
C'est peut-être vers 1991/92/93, qu'une réaction du public a été plus positive, particulièrement aux U.S.A. Les premiers collages faits avant ces périodes n'ont jamais été édités et il est certain que personne ne les verra un jour car ils ont été (pour la plupart) détruits.
Les premières revues qui ont publié mes travaux sont : Bonesaw (U.S.A.) édité par John Bergin et J.O'.Barr, ensuite Sensoria from Censorium (Canada) édité par John Marriott, Art?Alternative (U.S.A.), Intimacy (Angleterre). D'autres revues qui m'ont édité devraient sortir actuellement, comme : Long news in the short century (U.S.A.), Memoria Pulp (Allemagne), Godsend (U.S.A.), Welcome to my eyes (Danemark), Under the flag (Belgique), Side Line (Belgique). Côté musique, ma contribution visuelle a débuté avec RRecords, A Journey Info Pain et autres (U.S.A.); Sudden Infant, LP Radiorgasm (Suisse); N.D., CD avec Gen Ken Montgomery et Chop Shop (U.S.A.); Hybryds, The ritual should be kept alive 1 (Belgique)... Plusieurs contributions éparpillées avec Freedom in a vacuum; la récente concerne Unbecoming, un CD compilation (Canada).
Mais ma réelle contribution visuelle a été avec Dive, et c'est ici qu'elle a pris un vrai relief, avec ses deux CD : Final report, First Album, et puis ce récent livre-CD intitulé Images. Dive symbolise pour moi ma meilleure contribution visuelle à la musique, il permet le lien qu'ont mes collages avec ce courant de musiques industrielles et violentes.
Mes collages n'ont jamais été exposés - la plupart ont été publiés dans des livres, des magazines, des CD, ce qui permet une communication intense et plus internationale, alors qu'une expo se tient dans un lieu fixe, en un temps déterminé, et ne concentre que peu de gens. Il y a aussi ce fait, que se soit dans un livre ou un magazine, que la personne est ici, seule devant l'image, elle la tient dans la main, et la reçoit mieux. Une exposition ne permet pas une réelle concentration, une vraie rencontre avec l'émoi de l'image, il y a les autres autour, ce qui contrarie quelque peu le feeling.
-Noyade Mécanique : TECHNIQUE...

-Françoise Duvivier:
Il est difficile de parler “technique”. Je travaille spontanément, et je ramasse sur ma table ce qui me convient. La “technique” doit se transmuter en “magie”, et j'aime dissimuler cette “technique”. Le côté ludique de ces collages, c'est d'étonner le spectateur. Une fois étonné, un spectateur est toujours plus vulnérable, donc facile à surprendre. J'aimerais intituler tout cela “magie”.
Mes instruments de travail sont plutôt rustres et sans prétention. J'ai devant moi une pile de documents visuels, hétéroclites, tous photocopiés, à moitié déchirés, des images volontairement mises à l'envers. D'autres bouts de papier gris, noir, et blanc stockés ailleurs. Des ciseaux, de la colle, différents pastels noirs et blancs.
Je ne réalise pas les photos moi-même, les images que je tire des livres sont plus vastes et universelles. Elles ont aussi l'espace du temps, du passé, du présent. Si je faisais des photos moi-même, mes capacités seraient plus limitées du fait de ma mobilité physique et temporelle, limitée. Je n'ai pas la capacité d'aller au début du 20ème siècle. Certaines images du passé ont un impact terrible. Quant au futur, il ne m'appartient pas.
-Noyade Mécanique : UNIVERS...

-Françoise Duvivier:
Mon univers est sombre parce que je vis dans un univers sombre et tragique.
La mort est le leitmotiv, parce qu'elle est l'état le plus puissant, le plus présent qui domine notre existence. Nous vivons perpétuellement avec la mort, quoiqu'on la refuse, elle est là, partout présente, et c'est elle qui décide. Nous naissons dans le but de mourir un jour. C'est là, toute notre crainte, “l'unique véritable lot commun”. Devant le gouffre de notre masse corporelle, essayant d'échapper à la douleur physique, devant ce monde fait de craintes et d'appréhensions où nos peurs primitives émergent, avec l'effroi devant une nature toute puissante et arbitraire, nous sommes effroyablement seuls et démunis, tous confondus dans un universel sentiment macabre. Je pense que ma démarche à travers mes collages traduit cet état. Mon angoisse n'est pas seule. Je la perçois chez les autres aussi. Je ne fais que recevoir toutes ces sensations, je suis moi-même un être de “peur” et je l'exprime.
Si certains collages paraissent humoristiques, ils ne sont qu'une parodie devant l'absurde.
-Noyade Mécanique : PUBLIC...

-Françoise Duvivier:
Les réactions du public sont plutôt extrêmes. Certaines personnes accrochent complètement à mon monde visuel et sont avides de mieux le connaître. D'autres en ont une frayeur qui peut parfois les rendre violents. En général, je ne connais pas l'indifférence.
Les sensibilités sont différentes suivant les pays, aussi. C'est aux U.S.A., que mes collages ont le plus plu et sont davantage diffusés. J'ai gardé pas mal de relations là-bas avec des musiciens et des graphistes. J'ai trouvé chez eux, une sensibilité directe, neuve et sans préjugés. Mon travail est plus difficilement accepté et toléré en Europe. La France en est un grand exemple.
En général, et pour l'instant, c'est plutôt, vers l'Europe centrale, les pays du nord que mon art est davantage apprécié.
-Noyade Mécanique : MUSIQUE...

-Françoise Duvivier:
Comme je l'ai dit au début, je travaille toujours mes images sur la musique... Pas n'importe quelle musique : ça peut-être du bruitisme, de l'expérimental, de la techno, du pur industriel, ou autre... Il faut que ça soit bon, car j'avoue qu'il y a pas mal de déchets dans tout cela. J'écoute actuellement Paul Lemos, Phlegm Dive, après une période intense de Psychollapse et de Dive...
Mes monstres viennent tous de cette musique. J'expérimente ce monde auditif.
-Noyade Mécanique : MENTORS...

-Françoise Duvivier:
Non, il n'y a pas de photographes, ni de peintres qui inspirent mon travail.
En 1985, j'ai vu une exposition intitulée Cadavéri de Arnulf Rainer. Lui seul m'a fait flancher; je l'ai considéré comme une sorte de médiateur à une époque où je me sentais mal dans ce milieu officiel de l'art. Je n'étais pas en osmose avec ce monde. Arnulf Rainer par son Cadavéri m'a aidé à pousser la porte et à la refermer derrière moi. Je me sens plus libre, je respire mieux.
-Noyade Mécanique : MASQUES ET POUPÉES...

-Françoise Duvivier:
A part les collages, je crée pas mal de masques et de poupées. Les premiers masques étaient mortuaires; ils sont devenus peu à peu des visages venant de mes rêves, des peuplades primitives existant avant l'humanité et dont on a perdu les traces. Excessivement cruels et violents, ils symbolisent pour moi notre âme obscure et primitive, celle de l'assassin que nous sommes tous au fond de nous. Ces masques expriment un monde de haine et de cruauté.
La plupart de mes poupées proviennent, elles aussi, de mes rêves ou d'expériences vécues. Elles sont aussi des vestales de la mort, toutes vêtues de noir. Elles sont sombres et inquiétantes. Certaines personnes, en les voyant, évoquent le Vaudou et le shamanisme... alors que je ne m'intéresse pas à ces religions. Je pense que nous avons tous un inconscient ancestral et universel, comme l'écrivait Jung...
-Noyade Mécanique : MÉTRO RIQUET...

-Françoise Duvivier:
Il y a de cela deux ans ou deux, je publiais Métro riquet. C'était une revue internationale (tirée sur offset) branchée sur le network et la culture alternative. J'y présentais de la musique d'avant-garde ainsi que des performances, d'autres curiosités qui me semblaient sortir de l'ordinaire, tout cela complété par des chroniques de revues diverses et de musique. En fait, je chroniquais tout ce que je recevais, c'était une des préoccupations de Métro riquet : répondre à tous et créer une liaison et un échange entre les gens et les artistes.
J'ai arrêté pour des causes financières. Je garde toujours l'espoir de pouvoir recommencer cette revue - Bientôt - Peut-être sera-t-elle différente étant donné mes nouvelles expériences. J'attends que ma situation financière se stabilise, ce qui n'est pas le cas pour l'instant. Mais si Métro riquet revient, il restera international, et toujours branché sur les musiques d'avant-garde...
-Noyade Mécanique : CINÉMA ET LITTÉRATURE...

-Françoise Duvivier:
Depuis que je suis gosse, je me suis toujours intéressée au fantastique et à la fiction. J'ai traversé une période intense où j'ai dévoré des livres d'Edgar Allan Poe; ce furent les premiers avec H.P. Lovecraft, sans oublier Gustav Merrit, Hoffmann, Bram Stoker, et vers les plus récents, J. Flanders, R. Matheson, T. Sturgeon, etc... et le géant : Stephen King. Misery m'a fortement impressionné - mais je préfère Stephen King en littérature plutôt qu'au cinéma. L'écran le vulgarise trop et ne saisit pas sa finesse.
En général, je préfère lire le fantastique plut ôt que le voir. C'est un domaine qui a trop de subtilité et de finesse; le cinéma sacrifie finalement cette finesse pour en faire du grand spectacle d'évasion (à part quelques exceptions). Actuellement, je me suis arrêtée de lire...
-Noyade Mécanique : ÉCRITURE...

-Françoise Duvivier:
Cela fait longtemps que je me suis arrêtée d'écrire (1985/86). L'écran caverneux fut mon dernier livre auto-édité. J'ignore si je me remettrai à écrire.
Il m'est arrivé un jour d'éprouver un malaise à travers cette écriture. C'était comme un rejet des mots, pour ma part, trop limités à une grammaire, une syntaxe, à une typographie rigide. C'est le visuel qui l'a emporté sur les mots. Je sentais que je n'avais plus le temps, qu'il était urgent de créer des émotions chez les gens et d'avoir un contact plus direct avec eux.
Il faut un effort de la part du lecteur pour appréhender un texte. C'est pour ma part trop lent et, personnellement, j'aime assez agresser et provoquer les gens sur un plan plus direct. Écrire demande trop de temps, et j'aime l'immédiat. J'ai trop envie de communiquer, ce besoin est trop intense pour affronter la patience de l'écriture. Je valorise davantage l'image, elle n'a pas de frontières, elle est universelle. Je considère la sensibilité auditive et visuelle comme étant des sensibilités “primales” provenant de notre obscurité prénatale. L'écriture, elle, doit se servir des principes de l'éducation. Je crains le mensonge ou l'émotion dupée par les mots. J'ai arrêté d'écrire. Je ne pense pas réexplorer à l'avenir ce moyen de communication.
-Noyade Mécanique : DIVE...

-Françoise Duvivier:
Quand Dive m'a contacté, je ne connaissais pas trop sa musique. J'avais dans le passé vaguement écouté Klinik et je n'avais qu'un disque d'eux. Je ne savais pas que Dirk Ivens s'était séparé du groupe. C'est un hasard si nous nous sommes rencontrés. J'avais envoyé des collages pour Sandy Nys, 3RioArt, à propos de The ritual should be kept alive 1, c'est là que Dirk Ivens a découvert mon travail et a flashé dessus - ce qui nous a amenés à deux CD et au livre CD Images.
Je l'accompagnerai à nouveau pour cet autre projet en Allemagne : 1654 The Cave, où il y aura une projection de mes collages durant son concert. J'espère avoir l'occasion aussi d'exposer certains de mes collages, poupées et masques durant ce festival.

“Noyade Mécanique”
Le terme “Noyade Mécanique” a quelque chose de parodique dans son expression et de profondément obscur. Il est comme un rire simiesque qui a sa place parmi mes monstres et mes mutants...
Collages pages 17 et 19 : Copyright Françoise Duvivier 1993. All rights reserved.